Port-Miou
Récits d'exploration
par Marc Douchet
Dimanche 27 septembre 1992, un vent furieux balaye le plateau de la Guardiole
tandis qu'au loin l'orage gronde, le ciel est sombre et les éclairs
nombreux. L'ambiances est grise comme le temps. Sans nous concerter, et sans
même en parler, nous sommes tous inquiets. Nous avons en mémoire
les récents orages destructeurs de Vaison-la-Romaine. Le compresseur
est en action et le groupe électrogène à l'ouvrage afin
de pourvoir à l'éclairage et à la ventilation du site
(puits artificiel et barrage) et aussi au fonctionnement de l'ascenseur.
Quarante-cinq mètres sous terre, les bruits infernaux des machines
et de l'orage cessent comme par enchantement. La lumière orangée
du site et le silence contribuent à une atmosphère feutrée
et sereine ; les troubles extérieurs sont vite oubliés. Nous
sommes à 530 mètres en amont de la résurgence de la calanque
de Port-Miou, sur le déversoir de ce fabuleux barrage en galerie immergée.
L'ambiance bon enfant renaît peu à peu au sein de l'équipe
qui s'active comme des abeilles dans leur ruche, chacun connaissant parfaitement
ses attributions. Il faut organiser la mise à l'eau du plongeur de
pointe rapidement pour éviter sa sortie tard dans la nuit.
Dehors, le temps d'Apocalypse s'est amélioré. Le vent souffle
toujours en tempête mais les nuages s'écartent. Le bassin d'alimentation
de Port-Miou n'est pourtant pas à l'abri. Nous saurons plus tard que
tout autour une pluie torrentielle n'aura cessée de tomber.
Heure H - 30 minutes. L'habillage débute. Les fourrures
polaires s'entassent sous le vêtement sec de néoprène,
un véritable sauna malgré le temps presque frais du site (environ
18°). En effectuant la check-list, je jette un dernier regard sur le matériel,
tout semble coller. Je descends les marches du déversoir. Mon bi-dorsal
m'attend sur une dalle de béton au ras de l'eau.
10 h 45 - C'est l'immersion, un dernier petit coucou aux copains avant de
clipser ma bouteille de 20 litres pour la progression horizontal. J'enfourche
le scooter. " Bottom time " : 2 minutes. Tout se passe pour le mieux.
Quoique, dix mètre plus loin, je commence à me poser des questions
: la visibilité est subitement réduite à un mètre.
Sont-ce les prémices d'une crue " vaisonnienne " ? Je songe
à renoncer.
Soudain, arrivé au point 200 mètres depuis le barrage, la lumière
se fait, sortant du nuage de particules d'argile en suspension. Mes phares
accrochent de nouveau les parois 10 et 15 mètres plus loin. C'est parfait.
Cette mauvaises visibilité des premier mètres est très
certainement due au ruissellement des eaux de surface. Je suis rassuré
et j'enclenche la vitesse supérieure. Les mètres défilent.
Tous les cents mètres, lors de la levée de la topographie du
réseau, nous avons fixé de grosses étiquettes en plastique
pour nous informer continuellement de la distance parcourue. J'ai l'il
rivé sur le timer ; en effet nous nous sommes fixés un timing
précis au-delà duquel la pointe sera annulée. Le temps
de progression jusqu'à -80 m sert à calculer une équivalence-temps
à ma plongée profonde. J'ai quelques minutes d'avance sur le
prévisionnel, autant de gagner vers la sécurité.
Au sommet du puits, à un peu plus de 1 400 mètres
de progression, je gare le " Zeep " à la dernière
station. Une longue corde est en place depuis le sommet du puits, et ce, jusqu'à
-55 m pour permettre d'accrocher les bouteilles de gaz pour la décompression.
Je vérifie la bonne disposition et le bon fonctionnement des cinq bouteilles
de 18 litres qui se trouvent dans le puits. Je savoure la chance d'être
au sein d'une équipe si performante qui a réalisé un
travail préparatoire formidable.
-80 mètres : 40 minutes de progression, j'enclenche le " timer
" à zéro, je quitte ma bouteille-relais de progression
et respire sur mon bi-dorsal le mélange-fond. Je me laisse couler le
long du fil, quelques secondes.
-100 : voilà mon précédent terminus. Je raboute le fil
d'Ariane et commence à dérouler ; je descends le long de la
lèvre de faille, -105 m, -110 m, j'aperçois le fond de la faille
jonchée de blocs et tapissée d'argile. Je continue ma progression
droit devant (azimut 120°), le sol est en pente douce. Mes profondimètres
m'indiquent -119 m. Attention, ma plongée est prévue pour 120
m maximum (table et mélange).Les secondes sont cruciales à cette
profondeur, je respire plus de 300 litres de gaz à la minute (13 fois
la consommation de la surface).
Au retour à -100 m, je m'arrête quelques secondes pour faire
un prélèvement d'eau que la SEM analysera, puis je consulte
les tableaux de mon carnet pour déterminer le temps de référence
qui servira de base à la table de décompression de 120 m. Je
suis surpris d'être aussi lucide, pas le moindre signe de narcose, même
le calcul mental est rapide (hélium oblige).
Au premier palier, à -65 m, je savoure mon exploration : 40 m de découverte
entre -100 et -119 m. Le fond du puits enfin atteint. Nos espoirs sont plus
que satisfaits et la longue procédure de désaturation ne me
semble pas un prix excessif à payer pour une telle plongée.
A -55 m, je change de mélange en récupérant un premier
relais, à -40 m je passe au surox. Je reste dans l'euphorie de notre
" première ". Les spéléonautes font réellement
partie des derniers véritables explorateurs de la planète. Mon
ami, Bernard Gauche, vient aux nouvelles ; il reste cinq minutes à
" bavarder " avec moi, puis récupère une bouteille
vide et retourne au barrage transmettre les résultats de la plongée
à toute l'équipe qui attend en surface, à quelque 1 500
m de là. Les paliers s'enchaînent jusqu'à moins 21 mètres
; là je retrouve mon "Zeep ". Harnaché de trois bouteilles
de surox en plus de mon bi-dorsal, je prends le chemin du retour. Quelques
ratés du scooter me font craindre une défaillance importante
et je passe en revue les pannes possibles. C'est au niveau du contact du palonnier
que j'interviens. Heureusement rien de grave. Deux minutes perdues, tout au
plus. A 600 mètres, je fais une halte au " parking " , j'échange
une bouteille vide contre une pleine et fonce jusqu'à la remontée
de 350 m. Au niveau -30 je recommence la série des paliers. Une horrible
sensation de déjà-vu. A peine fini mes paliers de -21 m, je
cours vers le barrage. Chemin faisant, je rencontre l'équipe vidéo
de Claude Touloumdjan. J'arrive enfin au pied du barrage à -18 m. Tous
les copains en immersion viennent faire un brin de causette, on gesticule,
on s'écrit, bref on communique. Ils savent tout du fond et de mon enthousiasme.
En haut, Jean-Pierre Imbert de la Comex veille ; c'est lui qui a calculé
les mélanges gazeux et la procédure de décompression.
Enfin -9 m, je quitte la pleine eau pour l'atmosphère feutrée
de confort, je suis assis, j'enlève bouteilles, masque et cagoule.
Je clampe le groin du narguilé tandis que la température remonte
tout doucement et se stabilise à 20°. Les visiteurs sont les bienvenus
et la conversation est aisée. Je commence à avoir faim et réclame
de quoi me restaurer. D'ailleurs, je ne suis pas sûr d'avoir vraiment
faim. Peut-être est-ce juste par gourmandise ou une façon comme
une autre de tuer le temps ? Il va être 18 heures, je quitte la cloche
souple pour gagner la " Ploubell des siphons " , notre poubelle,
notre nid douillet dont nous sommes particulièrement fiers. Elle tient
lieu de deuxième cloche rigide placée à -6 m. Là
m'attendent
lecture et musique. Mais en fait, rien ne me tente vraiment. Je suis dans
l'euphorie de l'exploration au fond du puits terminal et les minutes s'égrènent
vite. Les visites se raréfient
Mais il est 19 heures et, dans une demi-heure, je serai de retour. J'émerge
enfin, après 8 heures et 45 minutes.
Plongée du 11 octobre - Nous sommes conscients que cette plongée
sera un saut de puce pour un investissement considérable. Le noyau
central des plongeurs du comité Provence de plongée souterraine
et quelques copains sont sur le pied de guerre depuis la veille la veille
dès 9 heures, pour mettre en place toute la structure de la "
pointe " : bouteilles-relais, cloches de décompression, narguilés,
etc. Les procédures, les mélanges gazeux et la technique globale,
qui suivent les conseils de Jean-Pierre Imbert, sont sensiblement les mêmes
que lors de la plongée précédente, vieille de quinze
jours. L'objectif est de rester cinq minutes de plus dans la zone des 120
mètre de profondeur pour pousser l'investigation du puits encore un
peu plus loin. Investissement financier et humain considérable pour
quelques mètres de découverte, mais nous voulons les savourer
à leur juste valeur. L'équipe, parfaitement rodée, a
su maîtriser les divers incidents de matériel - panne de scooters
et de compresseur - avec beaucoup de professionnalisme. Bref, dimanche vers
midi, je descend à nouveau les marches du déversoir pour une
longue immersion. Que se passe-t-il ? Je sens le froid filtrer au niveau de
la cuisse : mon volume fait de l'eau. Ce n'est pas une catastrophe, mais à
la longue je risque d'être frigorifié.
- " Mince, je vais être obligé de renoncer à mon
exploration en pointe. "
Ne serait-ce pas plutôt : " Super, j'ai une bonne raison pour renoncer
à mon exploration en pointe " ?
Une foule de questions m'assaille à propos des mélanges, de
la narcose, des accidents de décompression, etc.
- " Il faut être dingue pour aller de nouveau au fond de Port-Miou
".
C'est décidé, j'abandonne, je vais me contenter d'aller récupérer
tout ou partie des bouteilles-relais au sommet du terminal. Je passe la vitesse
rapide sur le " Zeep ", comme pour en finir le plus vite possible
avec la plongée. Les efforts de stabilisation sur l'engin sont trop
violents, les reins et les bras sont soumis à trop grande contribution,
vers le point 1000 mètres, je suis obligé de rétrograder
pour retrouver un certain confort. C'est alors que je commence à réfléchir
à tout ce que je dois faire au fond. Ne rien oublier : défaire
le cabestan, relever les azimuts, faire un prélèvement, bien
enregistrer la topographie du site, maîtriser la descente et stopper
impérativement avant la côte -130 m ( profondeur maximum en fonction
de mon mélange de gaz), le tout le plus rapidement possible pour ne
pas entrer dans la démesure des paliers. Renoncer ne m'effleure même
plus l'esprit, je suis parti pour une nouvelle exploration fascinante. A la
" dernière station ", je gare mon scooter et échange
mon relais de progression contre une bouteille de mélange fond. Je
vérifie la pression et le bon fonctionnement de mon bi-dorsal et j'entame
la descente. Nouveau coup de chapeau à la dynamique et aux capacités
de l'équipe lorsque je vérifie le parfait positionnement des
bouteilles-relais jusqu'à -55 m dans le puits.
A -80 mètres, derrière halte technique, 40 minutes
d'immersion. C'est parfait, je suis dans le temps prévisionnels, je
déclenche le timer. Je dépose d'un capital de 10 minutes pour
arriver à mon terminus précédent et pour faire exploration
en " pointe ".
Tous mes sens sont aux aguets comme les capteurs d'une machine. Ils renvoient
l'information à une unité centrale qui essai de détecter
en permanence une anomalie : sensation de pression, difficulté respiratoire,
narcose, trouble de la vue, maux de tête, que sais-je encore ? En un
mot, et c'est nouveau, je suis un peu stressé. Cent, cent dix, cent
vingt mètres, voilà mon touret, je défais le nud
qui le retient dans le vide et je file sur une vingtaine de mètres.
J'enregistre un maximum de renseignements techniques sur la topographie de
la cavité. La faille orientée 300/120° semble remonter légèrement,
j'amorce un virage à gauche, direction plein nord. Le puits se vrille
et continue de descendre par crans sucessifs. Devant moi, c'est le noir, le
puits est toujours géant, mes puissants éclairages (100 w) n'accrochent
plus les parois. Pour poursuivre, il faudra aller au minimum à -130
mètres. Je m'arrête à -123 mètres, cela à
1660 mètre du barrage sur une lame d'érosion où j'amarre
le fil d'Ariane . Bottom-time : 6 minutes 30, vite je remonte. Vers moins
cent mètres, j'ai l'agréable sensation d'être presque
à la maison. Pourtant la décompression reste à faire,
une simple formalité de 7 heures et 15 minutes