Les Hydrobiidae souterrains :

une fiévreuse soif d’en savoir plus

par Vincent Prié.

Imaginez : vous avez de la fièvre. Dans votre cerveau englué se télescopent des sensations bizarres issues du théâtre des contraires, c'est l'écoeurement des extrêmes. Immensité absurde au travers de l'infiniment petit ou de l'infiniment grand. De l'infiniment dense à l'infiniment fragile. Pot de pierre contre pot de verre, la lourdeur opaque de l'ensemble des causses contre une microscopique coquille frêle et translucide.

C'est un peu ce qui se passe quand on cherche des Hydrobiidae souterrains.



Moitessieria rolandiana
La coquille d'un Moitessieria rolandiana comporte plus ou moins sept tours, elle est translucide, comme d'ailleurs tout le corps dépigmenté de l'animal. Les détails de sa microsculpture montrent des malléations délicates, seul le foie, orangé, reste visible par transparence. L'ensemble mesure à peine plus d'un millimètre de hauteur pour quelques deux dixièmes de large. Son poids est difficile à estimer.
Moitessieria rolandiana habite au coeur de la roche calcaire, cette couche pouvant atteindre 2 000 mètres d'épaisseur qui s'étale sur plusieurs centaines de kilomètres carrés. Cette masse immense située en partie sous le niveau de la mer est engorgée de milliers de m3 d'eau. Son poids est difficile à estimer.
Pour trouver Moitessieria rolandiana, on peut collecter le sable craché par les exsurgences temporaires. Il faut suer pas mal pour atteindre certaines sorties, et là s'écorcher les doigts dans les cailloux pour remplir des sacs de plusieurs kilos de sable qu'il faut ensuite redescendre à la voiture, ou, encore pire, remonter jusqu'à la route. Le sédiment se compose de milliards de grains de sable durs comme la pierre et, parfois, sporadiquement, de quelques fragiles coquilles.

 


Hydrobiidae sp. nov.
Une espèce nouvelle a été découvert en 2002, et les premiers individus vivants n'ont été récoltés que très récemment dans une cavité des gorges de la Vis. Son attribution générique (c'est à dire son nom de genre, le premier des deux en italique) reste incertaine, des études sont en cours. Il est nettement plus dodu et (oserai-je le dire ?) massif qu'un Moitessieria. Neohoratia moquiniana est plus étalée, difficile à trouver et toute petite, sans doute plutôt méridionale. Les différentes espèces ne sont pas clairement définies. Arganiella exilis, le méditerranéen, est plutôt plat, mais guère plus grand.
On connaît peu de chose des Hydrobiidae souterrains. Toujours aquatiques, ils se nourrissent probablement de débris végétaux drainés par les eaux d'infiltration, voir directement d'argile. Ces bestioles se côtoient dans des interstices rocheux où il est parfois difficile de se croiser. Du moins on le pense : rien ne permet de connaître leurs moeurs au coeur de l'énormité calcaire qui les héberge. Jamais un homme ne saura vraiment ce que perçoivent les Hydrobiidae troglobies du monde qui les entoure, la carte des réseaux hypogés et des aquifères souterrains qu'ils pourraient nous dresser, leur monde immense au milieu des fossiles de mollusques préhistoriques. Eux qui habitent le grand cimetière sédimentaire des céphalopodes marins, que pensent-il de ces ammonites pétrifiées et concrétionnées qui jadis nageaient librement dans l'immensité des océans bleus du Jurassique?

Existe-t-il des salles immergées où s'organisent des écosystème clos, comme on en découvrit en Roumanie, et que l'homme ne peut pas voir sans les détruire, tel un Orphée aux enfers ? Quelle forme de vie connaissent les Hydrobiidae souterrains ? Quel goût, quelle odeur a l'eau qu'ils reçoivent des pluies de Novembre ou des stations d'épurations ? Comment échappent-ils aux variations de niveau des nappes souterraines ? Qu'est-ce qui effraie Moitessieria rolandiana au milieu de sa roche au point qu'il se rétracte brusquement jusqu'au quatrième tour quand on le touche ? Pourquoi Arganiella exilis ne monte-t-il pas plus au Nord et se cantonne aux climats méditerranéens (sûrement pas pour le soleil)?

Et pourquoi suis-je fasciné par les Hydrobiidae souterrains ?