Et ça sert à quoi d'aller plus bas, hein ? par Jacques Vettier. |
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"La plongée
aux mélanges, ça brille..."
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Tout plongeur profond a été confronté à
cette question, voisine de l'imprécation, défi de produire une
belle et bonne réponse sensée. Les plus féroces inquisiteurs
en la matière étant comme souvent les plus néophytes, ceux
à qui les dogmes tiennent lieu d'expérience. Les croyances de
béquilles.
Longtemps ma réponse occupa cinq lettres; précise, concise, efficace, elle coupait court et m'épargnait de fastidieuses pertes de temps. Le plongeur profond a pour principe de gérer son temps.
Puis, l'âge commençant à venir, accompagné
peut-être d'un brin de sagesse,cette question je finis par me la poser
à moi-même. J'avais le temps, je me répondis. Tout ça
c'est la faute à Manufrance !
Parfaitement.
Quoi que plus justement : au Catalogue Manufrance. Oui oui, celui de la Manufacture
française d'armes et cycles de
Saint-Étienne. Car avant d'aller sous l'eau, j'allais au bord. "Au bord
de l'eau" était d'ailleurs le nom d'un magazine halieutique de l'époque.
Au bord de l'eau, je faisais en sorte m'y trouver le plus souvent possible,
trois cannes disposées en éventail sur la berge d'une lône,
une seule tenue à la main le long d'un torrent.
Mais à six, sept ou huit ans, notre temps appartient à d'autres.
Entre les divisions à virgules et les trains qui se croisent, entre les
Compositions et les taloches pédagogiques, heureusement, il y avait le
Catalogue Manufrance.
- C'est étrange, votre fils est capable de rester des heures immobile,
le nez sur un catalogue. Il tourne à peine les pages. Des cannes à
pêche et des bobines de fil. Je me demande à quoi il peut penser.,
dit un jour une institutrice déstabilisée à des parents
mortifiés.
Et elle se demandait sincèrement, cette institutrice, fort brave au demeurant,
mais incapable de voyager à la vitesse de la pensée, de monteren
un tournemain la canne de la page 2 au bord de la Grande Lône, d'étendre
en S le fil de la page 12, non, celui de la 11, il est plus souple, de surveiller
la plume de la page 4 au droit d'une roselière, de la voir se coucher
-c'est une brème ou une tanche-, frémir, s'immobiliser -ou elle
a lâché ou c'est une tanche-, frémir de nouveau -c'est une
tanche- avant de s'enfoncer lentement. Au terme d'un combat sévère,
mais juste, le poisson entre-à peine- dans l'épuisette de la page
16 -celle vendue pour les
"vraiment gros". Ne reste plus qu'à recommencer, dans la Lône Verte
cette fois, celle des brochets, le beau bouchon rouge et blanc de la page 8
est idéal, secondé par ses quatre conducteurs.
Je crois que si elle est toujours de ce monde, cette brave institutrice se demande
encore.
Lorsqu'on passe son temps au bord de l'eau, est-il logique d'aller
dessous ? Sans doute non pour beaucoup, pour moi c'était juste naturel.
A ceci près que si la pêche était l'affaire de l'eau verte,
la plongée ne pourrait être que celle de l'eau bleue. Peut-être
pour conserver tout leur mystère aux roseaux, aux pattes des hérons
et aux amours des carpes.
A cinq ans d'autres disposent de notre temps, à douze
d'autres disposent de nos moyens. Lors de chaque "Vacances à la mer",
la question plongée se heurtait à un refus familial aussi massif
qu'irrévocable. Tant et si bien que la question elle-même finit
par disparaître. Le temps passait. Le catalogue Manufrance lui aussi disparut.
Arriva un âge peu réputé pour sa sagesse. Mais bien connu
pour les "préoccupations de son âge". Même les berges des
lônes en furent désertées. L'autoroute A41 en profita pour
les
saccager. Faut bien mener au plus vite les Parisiens à la neige.
Beaucoup plus tard, un concours de circonstances, voyage interrompu,
appartement occupé, me conduisit devant le panneau du centre de plongée
du Lavandou, vaguement désemparé -ce n'était pas prévu-
mais avec du temps et quelques moyens.
Dire que le baptême fut une révélation serait un mensonge.
J'étais persuadé que ça allait me plaire. Je n'avais pas
non plus trouvé une voie, je savais qu'elle était là. Il
fallait juste que les choses se mettent en place.
Elles s'étaient mises. Et se conclurent par un Brevet élémentaire.
La visite régulière des épaves de la région. Puis
par un Premier échelon. Du temps passa encore. Une installation sur la
Côte d'Azur et l'achat d'un bateau décuplèrent le nombre
de plongées. Les Antilles et leur "éternel été"
amplifièrent encore le mouvement. Jusqu'à ce que le pire se produise
: l'achat de "Plongée aux mélanges". Au terme de sa première
lecture, je le posai sur une étagère, convaincu que ces affaires-là
n'étaient pas pour
moi, bien trop compliquées. Je poursuivis mes plongées de tous
les jours.
Et une vieille mécanique se remit en marche. Des lyres de transvasement
scintillaient au soleil caraïbe, de l'hélium chuintait dans les
tuyaux, des ordinateurs égrenaient des chiffres impossibles. J'avais
retrouvé mon Catalogue Manufrance !
Le gamin de six ans disposait d'un support papier, celui de trente neuf était
connecté à l'Internet. Un Catalogue Manufrance sous acide. Délirant.
Ma facture téléphonique connut la saturation (et la desaturation
explosive le jour où ma moitié la découvrit). L'échec
d'une théorie de professeurs se transforma en succès : je parvins
à lire l'anglais. Le magasin de plongée d'un pote fut mis à
contribution. Jusqu'à ce que tout soit réuni : lyres, gaz, analyseur,
logiciels, filtres, blocs, harnais, détendeurs, j'en oublie.
Il y eut une période d'essais, bien sûr. De doute aussi. Et d'essais
encore. De doute toujours. Puis un jour, l'homme, ses armes et ses bagages s'immergèrent,
pour de vrai. Le trou dans l'eau ne fut guère plus grand qu'à
l'ordinaire, et il se referma tout aussi vite.
Dessous, c'était autre chose. La descente d'abord, longue,
sans fin, interrompue seulement par un bref changement de détendeur.
La traversée de couches d'eau, chaudes ou fraîches, claires ou
opaques, nuages des abysses. Et le fond enfin, exactement comme je l'avais imaginé,
à l'opposé du récif tropical grouillant de vie et débordant
de couleurs. Ici, la pire des houles cycloniques est ignorée, la vie
est diffuse, même la lumière arrive avec regret. Ici, c'est le
monde du silence, le vrai. Immobile, silencieux,
minéral, hostile. Infini. Sidéral. Lunaire.
J'ai rendu responsable la défunte
Manufacture. J'ai menti. Comme un sale mouflet que je suis toujours et
qui n'a pas voulu dénoncer ses petits camarades. Car ils sont nombreux,
les coupables. Vernes et Hergé, Bob et Bill et Milou et Tania.
Et bien d'autres. Tous m'ont donné envie de marcher sur la lune. En suis-je pour cela devenu Grand Boula-Matari
comme Tintin ? |
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"...et c'est
pas réservé aux gros barbares !"
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