L'or bleu par Mme Lande (3 eme au concours de Mabli 2003) Roanne |
Comme chaque fin de semaine, lorsque le temps est favorable, je parcours les quelques kilomètres qui me séparent de mon lieu de vie pour retrouver les ombres, l'odeur, l'ambiance de l' univers souterrain dont j'ai besoin.
Pourquoi cette attirance pour les profondeurs terrestres ? Peut-être pour l'isolement, plus sûrement pour la jouissance extrême ressentie dans les eaux vierges des étroits siphons que je franchis grâce à ma mince morphologie et ma technicité..
D'ailleurs, la confiance m'a toujours caractérisé et jamais je ne me suis embarrassé d'inquiétudes liées à la survenance d'hypothétiques difficultés.
Il y a quelques jours, j'ai aperçu une résurgence qui a attisé ma curiosité. Aujourd'hui, je suis persuadé que cette nouvelle exploration m' apportera comme à l'accoutumée un plaisir intense.
Après avoir descendu un puits d'une vingtaine de mètres à l'aide de ma corde, j' emprunte une longue galerie lorsqu'un murmure attire mon attention. Je tente de repérer son origine mais la résonnance des lieux me rend la tâche difficile. Au premier abord, cela me paraît être un soliloque, mais quelqu'un semble m'interroger :
- Rien n'est plus capiteux que cette attraction de l'abîme, n'est-ce pas ?
- Oui, Jules Verne a tout à fait raison
- Sais-tu que je t'accompagne toujours dans les cavités que tu explores avec tes amis ? Tu es un spéléologue reconnu pour ta capacité à franchir les étroitures les plus sévères. Aujourd'hui je me découvre car tu es seul. La plupart des hommes préfèrent lire le ciel pour connaître ce qui est et ce qui arrive. S'ils n'ont pas tout à fait tort, ils oublient cependant souvent de regarder sous leur pas et les mystères de ce continent sont invisibles pour bien des humains.
Je la regarde tout ébaubi, les yeux écarquillés.
Qui est cette étrange inconnue ?
Cet être m'inquiète et me fascine également. Sans en connaître vraiment la raison, je suis parcouru d'un frisson et sous mes chères voûtes tutélaires où je me suis toujours senti en sécurité, je prends conscience d'un danger..
Elle ne fait pas cas de mon ahurissement ni de mon appréhension et continue :
- Je sais que tu connais les beautés et les mystères de ces lieux. Et je t'ai choisi parmi tant d'autres car tu es un rêveur actif, Brice. Tu as la tête dans les étoiles, mais les pieds dans la boue. Pour arriver à un résultat, il faut en être obsédé et tu es courageux et tenace ! Ma récompense est aujourd'hui de te révéler un trésor inestimable. Nous allons tenter de réconcilier l'Homme avec son environnement en lui dévoilant les bienfaits d'une eau souterraine plus pure que la plus belle des pierres précieuses, l'or bleu.
- Qui êtes-vous ?
Elle feint ne pas avoir entendu et dit :
- Il y a bien longtemps, ici même, des hommes ont aménagé une cavité. Tu ne l'as jamais pénétrée car l'accès en était caché, mais aujourd'hui, tu vas découvrir un patrimoine exceptionnel.
- ah ah ah ! Mais qui me fait une telle farce ?
Mais devant ses yeux impavides, mon rire en cascade s'étouffe dans ma gorge et bien que je n'aie jamais cru, même enfant, aux diablotins redoutables ou aux mauvais esprits des ténèbres, un nouveau frisson me parcourt.
Cette femme m'inspire une crainte réelle mais à la fois respectueuse.
- Penses-tu avoir de la sagesse, Brice ?
- la sagesse vient avec l'expérience de l'âge. J'ai quarante ans et je ne pense pas encore avoir connu les inévitables dommages de la vie qui rendent sages.
- La sagesse est certes l'amie de qui progresse et fait de lui une forteresse. Malheureusement, l'homme est loin d'être sage lorsque l'on voit comme il souille son eau, sa source de vie. Il a perdu toute notion de ce qui est vital pour lui. Son ambition démesurée le conduit à sa perte. Il décharge le fioul dans les océans, il court après tout ce qui brille au détriment de l'or bleu, son bien le plus précieux puisqu'il est indispensable à sa vie. L'homme s'assassine et m'entraîne dans sa destruction. As-tu entendu parler du Dieu Enki, le Dieu des Eaux, de la magie et de la sagesse ?
- Je ne veux connaître aucun Dieu et ne crois en aucun. - Tu te passionnes pour ce milieu. Tu rêves d'aventures, de découvertes. Tu cherches de nouvelles galeries pour vivre cette sensation indescriptible qui transporte à la limite du réel et du virtuel. Tu as visité certains réseaux qui ne le seront peut-être plus jamais. Tu es un fougueux qui vit sa passion en prenant soin des êtres et des choses. Tu es bon et tu protèges ce que tu aimes . J'apprécie que tu me respectes et me protèges aussi - Je vous protège ? Mais allez-vous me dire qui vous êtes ? Mon agacement était visible mais je restais immobile à l'écouter, comme subjugué. |
- Le plus grand des voyages commence par un seul pas et je sais que tu vas le faire. Brice, dans ce temple, il y a une source. Un composant de cette eau peut aider l'homme à guérir bien des maux. Il ne s'agit pas d'eau miraculeuse, mais plutôt de la chimie mystérieuse des milieux souterrains. Tu pourras ainsi aiguiser la sagacité des chercheurs en hydrogéologie ! Comme il y a des eaux qui tuent, d'autres font vivre. Mais surtout ne fais pas tes judicieuses colorations pour déceler son origine sinon tout sera perdu. Il suffit de te rendre dans la salle des Blocs.
- Mais les trémies sont instables dans cette salle !
- C'est exact, mais tu contourneras les obstacles comme tu sais si bien le faire. Et de là tu poursuivras le méandre Nord-Est.
J'avise en silence la pomme d'argile, qui prend forme peu à peu dans ses mains, pareille à la planète. Puis le visage se referme et devient aussi statufié que les pierres qui l'environnent. Il est inutile que je poursuive plus longuement la discussion.
Faut-il donner suite à pareille utopie ? Mais je sais que cette interrogation est inutile car ma décision est déjà prise. Je ne maîtrise déjà plus ma curiosité. "Avec plusieurs centaines de plongées en siphon, sans encombre, que puis-je craindre ? J'ai l'habitude d'ouvrir la voie, de franchir les passages étroits et je sais comprimer ma cage thoracique", me répétè-je pour me donner de l'assurance.
Comme lors de chaque exploration, je me suis assuré auprès du service météorologique qu'aucune zone de basse pression n'est en vue et j' ai prévenu le centre de secours de l'heure approximative de mon retour. Alors, que redouter ?
Certes, je connais la topographie de cette cavité mais cependant pas au delà de la salle des blocs.
Tout en me remémorant ces différentes étapes de sécurité, je franchis le second puits. Le plafond s'abaisse et je me trouve rapidement dans une sorte de laminoir de très faible hauteur où je ne progresse qu'en rampant sur le sol humide. J'avance ventre à terre en traînant tout mon équipement et me guide à la lumière de ma lampe à acétylène fixée à mon casque. Je poursuis mon cheminement jusqu'à une salle remplie d'éboulis. "Voilà la salle des blocs". Je prends la direction Nord-Est et arrive dans une zone saturée d'eau. Il me faut emprunter le couloir aquifère. Le siphon semble très profond. Après avoir revêtu ma combinaison néoprène, endossé mes deux bouteilles d'air et allumé mon projecteur, je m'enfonce dans l'eau cristalline et me faufile, avec opiniâtreté, le long d'un nouveau labyrinthe. A moins 50 mètres, le faisceau de mon phare de plongée me révèle une atmosphère irréelle. Soudain, le conduit souterrain rétrécit. J'aperçois une faille au-dessus. Je me glisse dans une longue cheminée. J'avance centimètre par centimètre en positionnant mon fil d'ariane pour retrouver le passage exact. Mais une seconde étroiture plus difficile encore m'attend. Cette fois, la tête semble ne pas passer, la poitrine non plus. Mes bouteilles passeront avant moi.. "Si je m'incline, je peux passer... je dois franchir ce goulot... c'est le passage obligé pour accéder à cette grotte". Je cherche la meilleure reptation possible pour forcer ce nouvel obstacle. Je projette mes bras vers l'avant. J'exerce une poussée avec mes pieds et parviens finalement à me hisser hors du boyau. Je ressors sur une corniche surplombant une salle immense et descends un escalier géant qui me conduit marche après marche vers le temple. |
Après bien des efforts et plein d'exultation, j'atteins enfin mon but. C'est la révélation ! Un palais des Mille et une Nuits s'offre à mes yeux. Le spectacle est féérique. Je découvre un magnifique sanctuaire, le temple souterrain dédié à Enki, qui me livre non seulement de somptueuses draperies mais aussi d'incroyables vestiges préhistoriques. Sur les parois de cet antre sacré, sont représentés des animaux qui revêtent probablement un sens propitiatoire magique. La décoration s'adapte à la forme des parois et les dessins stylisés de poissons me rappellent je ne sais pourquoi les lignes de Nazca du Pérou, qui restent encore une énigme pour le Nouveau Monde. Une force étrange me pousse à suivre la ligne du poisson ce que je fais aussitôt. Le sol s'incline, se dérobe et un étroit boyau conduit à une autre salle par où des eaux s'engloutissent. Je me trouve devant un lac, l'or bleu dont m'a parlé mon énigmatique "cavernophile". On croit voir une immense perle de cristal dans un écrin de roche pure.
Un sentiment inconnu s'empare de mon être. Excité comme un enfant, j'esquisse un sourire de satisfaction et de fierté bien vite réprimé par une sourde inquiétude. Est-ce bien réel tout cela ? Pourtant je ne rêve pas.
Je n'ose pénétrer dans le lac qui me semble d'ordre mystique et me contente pour l'instant de prendre un flacon de cette onde fraîche en doutant malgré tout de ses pouvoirs surnaturels et de la main d'un quelconque Dieu dans ce décor de formations géantes.
Je réprime mon désir d'établir un relevé topographique de la cavité car je ne peux rester ici plus longtemps. A la surface, on risque de s'inquiéter de mon sort.
Je décide donc de rebrousser chemin en m'aidant du fil d'ariane et franchis sans difficulté majeure le premier étranglement..
Je progresse lentement dans cette cavité où mon corps a pu désaturer... mais le vide alentour est oppressant. J'entends s'échapper de nombreuses grappes de bulles d'air... triste mélopée !... J'essais de garder mon sang-froid car je sais que plus le stress croît, plus le corps humain a besoin d'air. Heureusement, je me suis équipé, comme à mon habitude, de deux bouteilles de 10 litres et de deux détendeurs indépendants. Je me blâme maintenant d'avoir consommé à l'aller, consciemment et faisant fi de toute prudence, un peu plus du tiers de la consommation préconisé. Mais je ne dois pas m'inquiéter. L' expérience m'a prouvé qu'aucun palier de décompression n'est à envisager lorsque le séjour en zone profonde est de courte durée.
Pourquoi faut-il que je pense à ce moment-là à ces histoires macabres de plongeurs retrouvés noyés, le visage violacé ? J'ai pourtant eu l'occasion d'affronter la mort et elle ne m'a jamais fait peur. Mais aujourd'hui je la sens tout près de moi. J'imagine sottement que c'est elle qui m'a parlé ce matin et a décidé de m'arracher à l'arbre de vie, simplement pour se distraire. Et moi, je suis tombé dans ses filets, non par vanité mais par curiosité. Elle est venue me dévorer, aussi fatale que frivole, avant de poursuivre son chemin capricieux.
C'est avec effroi que je me sens pris de grelottements. Un début d'essoufflement me serre la gorge. Je reconnais ces symptômes. C' est l'intoxication au gaz carbonique. "Non, pas ça..." Je ne pourrai pas m'en sortir, je vais mourir... J'ai l'impression d'avoir les poumons écrasés. La moindre inspiration me panique... c'est peut-être la dernière... j'ai envie de crier au secours.
Quelque chose d'étrange se passe alors... Je revois le visage serein de cette femme devenue une amie, une complice, et comprends que ce n'est pas la mort qu'elle représente mais la vie, l'espoir... elle est là pour m'aider et je pense que c'est grâce à elle que je parviens à me calmer et à palmer jusque vers la sortie, vers le salut.
Deux heures après, j'émerge des abysses, à bout de souffle. En retrouvant l'air libre, j'ai le bonheur de voir deux amis venir à ma rencontre.
- Mais que faisais-tu ? Nous allions déclencher l'alerte
Je m'enquiers aussitôt auprès d'eux de mon énigmatique personnage...
- Où est-elle ?
- Qui ?
- La femme qui m'a donné l'indication du temple souterrain...
- le temple souterrain ? Ca va Brice ?
- Mais oui tout va très bien. Chers amis, vous n'allez pas me croire ! Je viens de faire une rencontre extraordinaire. Et dès demain, je vous montrerai une salle qui ne l'est pas moins...
- Oui Brice, demain.
Malgré les épreuves physiques de la veille, je retournais dans la grotte le lendemain, accompagné de mes deux amis, et reprenais le chemin emprunté, chargé de cordes, de harnais, de l'équipement de plongée et du matériel de topographie.
J'ai bien tenté d'apercevoir mon étrange amie de la veille mais sans succès.
- Je vous préviens, le chemin n'est pas simple. Les puits alternent avec des galeries horizontales en partie submergées et de surcroît les étroitures sont d'accès difficiles... mais quand on atteint le but, c'est un enchantement sans pareil.
- Tu n'as pas rêvé ? Tu en es sûr ?
- Oh ça va ! Cessez de prendre mon histoire pour une galéjade. Pensez-vous que je me moque de vous ?
Le scepticisme et l'incrédulité de mes camarades m'irritent.
D'ordinaire très loquace, je m' enferme dans mon mutisme et je revis mon émotion de la veille... Non, je n'ai pas rêvé... J'ai vu cette merveille, j'ai vécu la peur de mourir tout près de la grotte jusque là inviolée, "ma" découverte, guidée par cette inspiratrice que j'ai surnommée "dame nature".
Nous descendons le premier puits et atteignons la galerie latérale d'environ cent mètres avant d'arriver à bout de la seconde verticale.
Nous progressons prudemment le long du fil d'ariane que j'ai déroulé la veille dans le siphon et me remémore la douleur de l'asphyxie. Mais cette fois, je suis serein.
Mes compagnons font des efforts pathétiques pour s'introduire dans les étroitures incontournables mais en vain. A l'aide d'un marteau, il faut procéder à la suppression d'une lame d'érosion pour élargir le soupirail vraiment trop exigu pour eux.
Au-delà de ce long passage noyé, nous atteignons enfin la plate-forme. Je redécouvre non sans émotion mon décor surréaliste tandis que mes deux amis écarquillent les yeux devant un spectacle inouï.
- Fantastique ! Incroyable !
Après être sortis de notre rêverie extatique, nous décidons d'explorer indépendamment cette vaste salle souterraine.
Mes deux compagnons entreprennent de découvrir le lac. Dans leur euphorie, ils considèrent déjà la bouche de l'immense lac et discourent sur l'origine et la sortie de cette retenue d'eau. Je les laisse à leurs commentaires et apprécie le volume de cette nouvelle grotte. Son plafond fourmille d'excentriques et de superbes concrétions d'un éclat neigeux... Des alcôves latérales hérissées de stalactites conduisent à des petites chambres ou à des galeries dont l'amorce est masquée par un talus d'éboulis. Tout cela est très prometteur et me ravit.
Je décide de les rejoindre quand une vision me remplit d'horreur... Le lac d'un bleu de joyau est devenu rouge sang. - Mais qu'avez-vous fait ? - Brice, nous recherchons la circulation des eaux souterraines, comme d'habitude, et avons mis un reste de colorant. Que t'arrive-t-il ? - Mais il ne fallait surtout pas mettre de rhodamine dans cette eau ! - Qu'a-t-elle "cette eau" ? - Mais cette eau est sacrée ! Vous l'avez polluée... |
J'essaie de garder mon calme mais je suis effondré et laisse déverser ma rancoeur et mon désespoir .
- Brice, excuse-nous... Nous comprenons que cette découverte puisse te perturber car elle est extraordinaire. Mais vraiment tu nous inquiètes, tu parles si étrangement.
J'ai peine à articuler. Ma gorge se noue
- Cette eau avait des propriétés particulières. Vous ne voyez pas que nous sommes dans un temple sacré ? Elle devait rester intacte pour que ses vertus médicinales demeurent.
- Une eau miraculeuse, qui s'apparente à la quête du Graal, en quelque sorte ? Tu perds la tête, Brice ?
- Je n'ai pas dit qu'elle était miraculeuse. Mais l'eau est vulnérable et celle-ci plus que tout autre ? Pourquoi vous êtes vous précipités ?
- Brice, que t'arrive-t-il ? Tu connais bien notre application à préserver notre environnement. Nous t'assurons ne pas avoir endommagé "ton eau".
- Qu'en savez-vous ? Que savez-vous de cette découverte, de ce site que je vous montre aujourd'hui avant qu'il soit révélé au monde entier ? D'ailleurs, vous ne deviez rien toucher.
Devant ma détermination et ma colère contenue, les deux spéléologues optent pour le silence.
Je vois bien cependant qu'ils me prennent pour un illuminé et que je leur inspire une profonde commisération. Mais comment peuvent-ils comprendre ce que je ressens ? Malgré la découverte sensationnelle du site, une profonde amertume me gagne en prenant la dimension du gâchis qu'a encore fait la main de l'Homme dans son inconscience.
Quelques jours plus tard, je fais analyser l'eau contenue dans le flacon précieusement conservé. Elle se révèle être de composition anarchique et troublante et nul homme de science ne peut apporter de réponse à cette énigme.
Un patrimoine archéologique exceptionnel vient d'être mis à jour mais je suis le seul à savoir que l'homme a frôlé une découverte scientifique encore plus extraordinaire... celle de l'or bleu.