A LA DECOUVERTE DE LA PLONGEE SOUTERRAINE

Par Michel Letrône 1962

 

En 1951 nous ne connaissons personne qui pratique la plongée souterraine, d'ailleurs y en a-t-il ?
Nous savons, bien sûr, que Casteret a franchi des siphons en apnée. Nous n'avons pas les moyens d'acheter le matériel de Cousteau, alors... nous allons donc apprendre seuls !

 

Octobre 51. Siphon de la Balme (Isére)

On nous a prêté un appareil Commeinhes. Nous avons tartiné du Saindoux sur notre corps sous deux couches de lainages, caleçons longs et "passe-montagne". L'eau fait 7°. Cela suffira-t-il ? NON. Suffoqué par le froid, le premier ne fait que disparaître sous l'embarcation et remonter. Le second réapparaît après 2 minutes dans un nuage de bulles. Il a "bu la tasse"? Pourquoi ? Deux bonnes trouilles pour l'équipe mais nous ne voulons pas caler. Nous n'avons rien vu du siphon.

Michel Letrône - 1952
Entraînement et essais dans le Rhône

Conclusions.
1 . Il faut absolument très bien se protéger du froid.
2 . Il faut évidemment un détendeur qui marche bien.
Novembre 51. Siphon de la Balme (Isère)

Ce siphon n'est peut-être pas long ! Essayons de le franchir sans scaphandre ! Nous avons amélioré les compétences de notre couche de graisse en lui mélangeant du " Dolpic ". Nous sommes deux. Nous nous ventilons bien, puis un "canard" et c'est parti. L'eau, toujours aussi glacée, est très claire; nous palmons dans une grande galerie et parcourons une douzaine de mètres avant de faire demi-tour, à bout de souffle et gelés.

Conclusions.
Pas de doute, il faut un scaphandre pour franchir les siphons.


Janvier 52. Siphon de la Balme (Isère)

Les copains, ingénieux bricoleurs, fabriquent un et même deux détendeurs à partir de celui d'un gazogène récupéré à la ferraille. Deux bouteilles d'extincteurs, en acier, reçoivent l'air comprimé. Nous avons un vêtement en caoutchouc mousse qui laisse bras et jambes au froid mais c'est un gros progrès (modèle Tahiti).
Je plonge assuré d'une corde nylon. Tout va bien. ! Je commence à connaître les premiers mètres et avance à grands coups de palmes Subitement, je suis stoppé net et halé sans ménagement au risque de me faire accrocher par les aspérités de la galerie. J'étais parvenu au bout des 35 mètres de la corde et les copains étaient inquiets.

Conclusions.
1 . Bien protégé du froid ça change tout.
2 . Il faut être autonome dans la progression.
3 . Il faut pouvoir envoyer des nouvelles en surface.


Novembre 52. Siphon de la Balme (Isère)

Nous avons fabriqué un projecteur étanche muni d'un contacteur qui permet d'envoyer des signaux en surface par interruption d'une lampe témoin. Nous avons aussi acheté deux combinaisons isothermes "Tarzan". Les deux premiers plongent avec le projecteur en tirant sur le câble. Au bout de 20 mètres le frottement au sol et le poids du câble les immobilisent. Ils rentrent en laissant le projecteur en place.
Vêtements et appareils changent de dos et nous repartons. Nous retrouvons le projecteur et continuons sans lui. L'eau est claire, le siphon vaste, nous avançons à grands coups de palmes mais la voûte ne s'élève toujours pas. Le désir de retrouver la surface et la peur, il faut le dire, bien que nos appareils fonctionnent, s'infiltrent dans nos têtes. Demi-tour.


Mais l'eau s'est troublée derrière nous. Nous sommes dans un liquide jaunâtre. Nous nous cognons aux parois, l'angoisse m'étreint de me perdre dans un boyau et nous retrouvons le projecteur. Ouf ! Il n'y a plus qu'à suivre le câble jusqu'à la barque. Nous avons parcouru 70 mètres et toujours pas franchi le siphon.
Conclusions.
1 . Tirer un câble ne convient pas, il faut le dérouler soi-même sous l'eau.
2. Il ne faut pas plonger sans " fil d'Ariane " dans de l'eau pouvant se troubler.

Décembre 52. Siphon de la Balme (Isère)

Equipe de deux, ils plongent. Signaux "tout va bien". Puis plus rien. Quelques minutes d'angoisse et les lampes apparaissent sous le bateau. Un des deux coule sous nos yeux. Nous l'extrayons, il a un début de noyade pour la deuxième fois. Il panique et perd ses moyens.

Conclusions
Il ne suffit pas d'être bon spéléo pour se lancer dans un siphon. Tout le monde n'est pas fait pour ça.^
1er janvier 53. Siphon de la Diau (Haute-Savoie)
Montée dans la neige lourdement chargés (bouteilles, ceintures de plomb, etc.) et, au bout de 2,5 kilomètres de rivière souterraine difficile et 10 heures, nous ne sommes plus que trois. Je suis fatigué, je m'équipe mais la vareuse de la Tarzan se déchire complètement dans le dos. L'eau fait 2° mais je veux quand même plonger, nous sommes venus pour ça et c'est le jour de mon anniversaire, j'ai vingt ans. Je parcours 15 mètres dans le siphon, très beau mais c'est de la glace liquide.Je ne résiste pas plus de quelques minutes puis rentre le souffle coupé.
Conclusions.
1 . Le, ou les, plongeurs doivent arriver au siphon sans fatigue.
2 . Le matériel doit être impeccable sinon danger.


1953-1954. Plusieurs siphons
Nous avons fabriqué un dévidoir léger (il n'est pas étanche, c'est inutile en eau douce). Il contient 100 mètres de fil électrique, simple, marqué tous les 10 mètres. Il possède en son centre une lampe et un contacteur qui permettent aussi bien d'envoyer des signaux qu'en recevoir. Quand les 100 mètres de fil sont déroulés on peut lui accoupler un second dévidoir du même modèle ! L'alimentation électrique reste en surface. Au cours de ces deux années, nous avons plongé avec dans de nombreux siphons en Ardèche, à la Pierre Saint-Martin, dans l'Ain, en Provence, dans le Vercors.

Avril 55. Résurgence du Cholet (Vercors)

Je plonge avec deux bouteilles indépendantes raccordées sur un seul détendeur. Au bout de 80 mètres dans le siphon, la première bouteille est vide, le robinet s'étant ouvert pendant la marche d'approche. Je décapèle pour ouvrir la seconde bouteille et rentre

Conclusions .
Deux bouteilles indépendantes sont absolument nécessaires pour avoir la sécurité du retour mais il faut un détendeur sur chaque bouteille. Avant de plonger on ouvre les deux robinets pour éviter un décapelage toujours délicat en siphon.

Mai 55. Cuves de Sassenage, résurgence du gouffre Berger.
Nous sommes deux et franchissons un premier siphon de 25 mètres, derriére, une grande salle et une galerie sèche. Retour en surface pour revenir avec carbure et matériel topo mais au moment de me remettre à l'eau la membrane de mon détendeur (Mistral n°283) saute. Impossible de réparer ici. Donc je franchis les 25 mètres du siphon en apnée, surveillé par Bernard dont le détendeur fonctionne bien. De l'autre côté, la grande salle n'a pas de départ de galerie supérieure et un second siphon parcouru sur 100 mètres, jusqu'au bout du fil du dévidoir, plonge inexorablement.
Conclusions.
II faut avoir un détendeur de secours et de quoi réparer.

Juin 55. Siphon de Labouiche (Ariège)
Casteret et Delteil nous invitent à plonger dans le siphon de Labouiche. Je pars avec Serge, le siphon descend, la voûte s'abaisse, le sable se soulève, l'eau se trouble. Je me retourne souvent pour voir si Serge me suit bien. Soudain, à 30 mètres du départ je ne le vois plus. Je pose le dévidoir et rentre à toutes palmes dans l'eau complètement opaque. L'équipe de surface vient de le sortir de l'eau. A 20 mètres, son détendeur ne lui a plus envoyé que de l'eau. Encore la membrane...
Je replonge, avec Bernard cette fois. Au bout de 70 mètres et 20 mètres de profondeur, le siphon devient trop étroit et turbide. Bernard est derrière moi, je lui fais signe de faire demi-tour, Nous rentrons. Il se retourne et avec une de ses palmes fait sauter mon embout. Très désagréable. Je le cherche, il est passé derrière ma tête, je suis en expiration. Enfin je le retrouve mais il est plein d'eau. Il faut la boire avant d'avoir un peu d'air qui finalement arrive normalement. Inutile de dire que je ne traîne plus ici. Bernard esten surface, il m'attend tranquillement, il ne s'est aperçu de rien.
Conclusions.
1 . Il vaut mieux plonger seul car le compagnon mobilise votre attention au détriment de votre propre sécurité.
2 . Il peut créer un incident du genre de celui qui vient de m 'arriver.

Août 57. Gourp de Féneyols (Tarn-et-Garonne)

Je plonge seul. A 35 mètres de profondeur et 50 mètres de la surface, mon détendeur (Mistral) se bloque. Je viens de franchir 4 étroitures. Restons calme", mais réfléchissons vite : j'ai une deuxième bouteille avec un autre détendeur dont je fais sauter le bouchon d'embout. Mélange d'air et d'eau. Boire l'eau, respirer l'air. Angoissant dans le noir du siphon. Ouf ! J'envoie un signal "tout va bien" puis 4 coups "je remonte".

Conclusions.
1 . Il se confirme qu'il faut 2 bouteilles et 2 détendeurs indépendants?
2 . Le bouchon d'embout laisse pénétrer l'eau dans les tuyaux, les vider quand on est en panne sur l'autre appareil est un exercice périlleux en plongée souterraine.

Août 57. Fontaine de Touriez (Tarn-et-Garonne)
Aujourd'hui, c'est ma lampe torche qui s'éteint. Heureusement, la lumière du dévidoir et le fil d'Ariane me permettent de rentrer sans autre problème.
Conclusions
. Il faut avoir plusieurs sources d'éclairage.

Octobre 57. Siphon de Taï, St-Nazaire-en-Royans (Drôme)
Quarante mètres, siphon franchi. Je mousquetonne le dévidoir à ma ceinture et je rentre. Mais il se décroche, tombe sur le fond et envoie des signaux incohérents qui affolent les copains en surface.
Conclusions.
Il faut améliorer le contacteur pour qu'il ne puisse envoyer des signaux tout seul (et ne pas le lâcher en route !).

Avril 61. Siphon de Fontgrand (Ardèche)

Nous avons déjà plongé deux fois dans cette belle galerie noyée dont les parois balayées par le courant sont parfaitement saines, l'eau ne se troublant pas. Nous estimons donc ne pas avoir besoin du dévidoir pour continuer. Je plonge avec Max. Les yeux au plafond pour chercher à sortir de la galerie noyée. Voici un départ de cheminée. Nous nous y engageons, quittant la galerie principale qui continue. C'est étroit, tortueux mais, hourra ! nous trouvons une surface. Nous sommes dans une salle de bonne dimension d'où semblent partir quelques galeries mais les parois sont abruptes, impossible de prendre pied.

Il faut donc retrouver la galerie principale du siphon mais, mauvaise surprise, la cheminée d'accès n'est pas balayée par le courant, la glaise s'y est déposée et l'eau est complètement opaque. Après plusieurs tentatives, nous ne retrouvons pas le passage. Nos bouteilles se vident. Nous allons rester prisonniers de cette cheminée. Il n'est pas certain que nos collègues nous rejoignent. Alors il faut trouver la sortie. A tour de rôle, celui de derrière tient une des palmes de celui qui fouille devant. Ça y est ! Nous nous échappons de la cheminée et retrouvons l'eau claire du siphon principal. Les copains ne se sont doutés de rien, trouvant simplement notre plongée un peu longue.

Conclusions
Même si l'eau est claire, ne jamais plonger sans fil d'Ariane ou fil conducteur.
L'exploration des siphons ne fait certainement que commencer mais nous croyons que les premières règles que nous avons découvertes à nos risques et périls, mais avec combien de joie, resteront d'actualité.

Février 1961
Trou de l'Abîme - Jura